Thursday, October 4, 2007

Francis Ponge ( 1899 - 1988 )

Francis Ponge nait à Montpellier le 27 mars 1899, de Juliette Saurel et Armand Ponge, issu
d’une vieille famille huguenote nîmoise. Amateur d’art et de philosophie, Armand Ponge fait
carrière au Comptoir national d’escompte.

En 1900, la famille Ponge s’installe à Avignon, où nait Hélène, sœur de Francis, le 27 septembre. Pendant neuf ans, les Ponge mènent une vie bourgeoise au sein de la bonne société protestante d’Avignon : parcs, villégiatures à la montagne, gouvernantes et précepteurs.

En 1908, il entre en classe de septième au lycée Frédéric-Mistral.

En 1909 Armand Ponge est muté à Caen. Francis est scolarisé au lycée Malherbe jusqu’au baccalauréat. Il est un élève brillant mais dissipé. Les vacances sont partagées entre les plages normandes et la maison paternelle à Nîmes.

En 1913, il voyage en Hollande et en Grande-Bretagne avec son oncle paternel, professeur au lycée Condorcet à Paris. Premiers intérêts pour la politique. En 1914, l’approche de la guerre interrompt ses vacances d’été en Thuringe. Il travaille dans un hôpital militaire caennais à la fin de l’été. Il suit à Paris une manifestation organisée par Barrès. Il entre en classe de rhétorique et découvre le Littré, lit Lucrèce, Horace, Tacite, les symbolistes. C’est une période de dandysme et des premiers poèmes.

En 1915, il obtient la meilleure note de l’académie en philosophie pour une dissertation sur '' L’art de penser par soi-même ''. Il décide de s’engager après la mort d’un cousin au front ; une crise d’appendicite aiguë l’en empêche.

En 1916, il entre en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand. Il publie son premier sonnet dans la Presqu’île n° 4 (octobre) sous le pseudonyme de Nogères. Il se réclame de Barrès en art comme en politique.

En 1917, il mène en parallèle des études de droit et de philosophie. Il participe aux manifestations patriotiques de la jeunesse barrésienne contre le '' défaitiste Caillaux '' au cours inaugural de Victor Basch en Sorbonne mais s’intéresse malgré tout à la Révolution russe.

En 1918, il est reçu au baccalauréat de droit, admissible en licence de philosophie, mais reste muet à l’oral : recalé. Il est mobilisé dans l’infanterie à Falaise, puis au G.Q.G. des Armées françaises à Metz. Il lit Nietzsche (la Naissance de la tragédie).

En 1919, il suit le G.Q.G. à Chantilly, et contracte la diphtérie. Il passe sa convalescence dans la villa d’Henry Bataille, où il écrit '' La promenade dans nos serres '', premier texte où apparaît le '' matérialisme logique ''. A Strasbourg, avec G. Audisio, J. Hytier, il prépare l’Ecole normale supérieure : admissible, mais une fois de plus reste '' muet '' à l’oral. Il adhère au parti socialiste. Démobilisé, il se brouille avec sa famille.

En 1920, il mène une vie de bohême entre Caen et Paris.

En 1921, il rédige '' Esquisse d’une parabole '', apologue socialiste qui sera publié dans le Mouton blanc, revue dirigée par J. Hytier.

En 1922, il séjourne à Caen où il se réconcilie avec sa famille et connait une intimité intellectuelle avec son père. Il rencontre J. Rivière et J. Paulhan, nîmois et ami de la famille. Il écrit les '' satires '', '' Fragments métatechniques ''.

En 1923, Armand Ponge est alité, frappé par la fièvre typhoïde. En février, Francis envoie les '' Trois satires '' à la NRF. Paulhan, séduit, lui propose un emploi de secrétaire de fabrication aux éditions Gallimard et c’est le début de la longue correspondance avec Paulhan. Le 18 mai, Armand Ponge meurt. Les '' Trois satires '' au sommaire de la NRF de juin. Sous le choc de la disparition de son père, il écrit '' La famille du sage '' et quitte son emploi. Il s’installe à Paris avec sa mère et sa sœur. En septembre, Paulhan lui écrit :
'' Promettez-moi de ne plus me demander de conseils. J’aimerais écrire ce que vous écrivez, voilà. '' Il publie des textes sur J. Romains dans le Mouton blanc de septembre ; '' Esclandre et cinq autres poèmes '' dans le numéro de novembre ; '' Deux petits exercices '' dans le Disque vert, revue bruxelloise dirigée par Franz Hellens. Il s’intéresse à la revue Europe et au groupe de J. Romains, mais après une rencontre se refuse à entrer parmi les '' disciples '' du maître.

En 1924, il voyage en Italie et est témoin de violences fascistes et desautodafés. Il fréquente presque exclusivement J. Paulhan, B. Groethuysen et Alix Guillain. En 1925, la NRF refuse '' Du logoscope '', Paulhan qui lui reproche ses exigences typographiques. Il travaille à une '' tragédie contemporaine en alexandrins '' : Tigrane et Priscilla. Il lit Horace. En 1926 parait '' Douze petits écrits '', dédiés à J. Paulhan. Il connait des difficultés d’écriture et une fatigue nerveuse. Il part en Normandie, puis au Chambon-sur-Lignon où il redécouvre la nature et les choses.

En hiver 1927, il est au Grau-du-Roi (Camargue) où il pratique la chasse et la pêche. Proêmes sur la contemplation des choses et la nomination ('' Ressources naïves ''). Il écrit '' Trois impromptus sur Léon-Paul Fargue ''.

En 1928, premières formulations du '' parti pris des choses '' (proêmes publiés bien plus tard dans Pratiques d’écriture). Il écrit '' Le galet '', première '' définition-description '' relevant de la méthode du '' parti pris ''. Il se rapproche du groupe surréaliste. Il relit Voltaire, Diderot, les Encyclopédistes.

En 1929, il rencontre Odette Chabanel à Chambon-sur-Lignon. Des différends politiques et l’accumulation de '' malentendus '' l’éloignent de Paulhan. Il écrit ses principaux proêmes de la '' période surréaliste '' ('' Des raisons d’écrire '', '' Raisons de vivre heureux '', '' Rhétorique ''...)

En 1930, il rompt avec Paulhan après le refus de la NRF de publier son compte rendu de séance du procès de l’anarchiste Odéon. Il signe le second manifeste surréaliste, '' le Surréalisme au service de la Révolution ''. '' Plus-que-raisons '' est au sommaire du numéro 1 de la revue du groupe.

En 1931, il épouse Odette Chabanel en juillet. Il entre aux messageries Hachette, où il fera la connaissance de Jean Tardieu et y restera jusqu’en 1937. Durant cette période, travaille '' vingt minutes '' chaque soir à ces petits textes qui constitueront le Parti pris des choses et l’essentiel de Pièces. Il publie '' Végétation '' dans la NRF de décembre (la première depuis 1926) et renoue avec Paulhan. Dans le Tableau de la poésie française de la NRF, il demande à figurer dans la deuxième partie, parmi les '' poètes inconnus ''. Il participe avec Tardieu aux manifestations antifascistes après les émeutes de février. Il écrit '' Opinions politiques de Shakespeare '', '' Coriolan ou la grosse mouche ''. Sa fille Armande nait. '' Le cageot '' est au sommaire du n° 1 de Mesures. Il Fréquente les réunions de la revue Mesures. C’est le début de son amitié avec Henri Calet. Il participe activement aux grèves et à l’occupation des locaux d’Hachette et devient responsable syndical, membre du comité intersyndical lors des négociations avec la direction.

En 1937, il adhère au Parti communiste. Il Prononce un grand discours au Moulin de la Galette devant mille personnes à l’occasion d’un meeting syndical. Il est licencié par Hachette etr se retouve au chômage. Ses textes envoyés à Paulhan pour '' L’air du mois '' de la NRF sont jugés trop politiques et refusés.

En 1938, il est commis d’assurances pour la compagnie Soleil-Aigle, puis pour le porte-feuille P. Wurmser. Il écrit '' Notes prises pour un oiseau ''.

En 1939, Le Parti pris des choses est prêt, la guerre en retarde la publication. Il est mobilisé au IIIe C.O.A. de Rouen. Il commence '' La guêpe ''.

En 1940, il écrit ''Souvenirs interrompus''. L’éxode le mène à Blois, Saint-Jean-d’Angély, la Garonne, puis il rejoint sa famille à Saint-Etienne. Il passe l’été au Chambon-sur-Lignon, commence le '' Carnet du bois de pins '' puis s’installe à Roanne et travaille comme agent d’assurances pour '' le Patrimoine ''.

En 1941, il travaille aux textes qui constitueront la Rage de l’expression : '' Le mimosa '', '' Les berges de la Loire '', '' L’œillet ''. Il correspond avec G. Audisio sur '' Le carnet du bois de pins ''. Il noue de nombreux contacts avec Pascal Pia, journaliste et ami, qui cherche, avec A. Camus, à créer une '' sorte de NRF de la zone libre ''. Il héberge des responsables du Front national (mouvement de résistance du Parti communiste).

En 1942, il entre au Progrès de Lyon grâce à Pascal Pia : y rédige les '' Billets hors-sac '', articles non signés. Il publie le Parti pris des choses. Il devient chef de centre du Progrès de Lyon à Bourg-en-Bresse jusqu’à l’invasion de la zone libre par les Allemands. Après le sabotage du Progrès, il s’installe à Coligny. Il fait l’agent de liaison de la Résistance en zone Sud, sous la couverture de représentant des éditions Seghers, Confluences, Fontaine. Il rencontre Joe Bousquet et Jean Tortel.

Il rencontre Camus en janvier 1943. Il écrit les '' Pages bis '' de Proêmes, en réponse au Mythe de Sisyphe de Camus. Il publie '' La pomme de terre '' dans Confluences : la presse collaboratrice du Sud s’indigne. A des éditeurs suisses qui le sollicitent, il envoie ses derniers textes. Il participe à l’anthologie clandestine l’Honneur des poètes avec un texte de 1930, '' Dialectique non prophétie'', sous le pseudonyme de Roland Mars.

De retour à Paris après la Libération, il dirige les pages littéraires d’Action (hebdomadaire du Parti communiste) et se lie amitié avec Braque. Il fréquente les peintres : Picasso, Fautrier, Dubuffet et écrit ses premiers textes sur la peinture. Il rencontre aussi Ungaretti. Dans Poésie 44, il fait paraitre une longue étude de Sartre sur le Parti pris : '' L’homme et les choses ''. Il projette la publication des proêmes sous le titre Moments critiques ou Moments. Il publie dans le numéro 1 des Temps modernes ses '' Notes premières de l’Homme ''. Il s’installe rue Lhomond dans l’ancien appartement de Dubuffet. A Proêmes, retenu pour le prix de la Pléïade, le jury préfère un recueil de R. Breuil ; Paulhan a voté contre Ponge.

En 1946, il travaille sur le Savon. Il quitte le journal Action.

En 1947, il écrit '' La Seine ''. Il Rompt avec le Parti communiste. Il part en Algérie en décembre.

En 1948, il est à Sidi-Madani, en Algérie, jusqu’en février, avec Calet, Leiris, Kermadec ; il y écrit '' My creative method '', '' Pochades en prose '', '' Le porte-plume d’Alger ''. Il publie Liasse, Proêmes, le Peintre à l’étude. Début des difficultés matérielles. Dans la NRF : '' Note hâtive à la gloire de Groethuysen ''.

En 1949, il prononce une conférence à Lausanne et Zurich. Difficultés matérielles importantes malgré l’aide de J. Paulhan. Il collabore de nouveaux avec des peintres : Dubuffet ('' Matière et mémoire ''), Vulliamy ('' La crevette ''), Kermadec ('' Le verre d’eau ''). Un projet d’hommage à Ponge conçu par Sartre et Paulhan, échoue.

En 1950, il écrit '' Le murmure ''. Il publie Cinq Sapates, illustré d’eaux-fortes de Braque. Il prononce une conférence à Florence.

En 1951, nouvelle rupture avec J. Paulhan. Il écrit une longue étude sur Giacometti, '' Joca seria '', publiée début 1952 dans les Cahiers de l’Art. Il commence à travailler à Pour un Malherbe. Conférence à Liège, Lille.

En 1952, il entre comme professeur à l’Alliance française, où il restera jusqu’en 1964. Il publie la Rage de l’expression. Il participe à un entretien avec Breton et Reverdy à la Radiodiffusion française. Paulhan l’invite, sans succès, à renouer avec la NRF.

En 1954, Mme Juliette Ponge meurt. Il se réconcilie avec Paulhan. Il écrit le '' Texte sur l’électricité '', sur une commande de l’EDF. Il fait Paraitre le Soleil placé en abîme en édition de luxe.

En 1955, il écrit '' De profundis à la gloire de Claudel '' pour l’Hommage à Claudel de la NRF.

En 1956, dans le numéro de septembre de la NRF : Hommage à Francis Ponge. Y participent : Paulhan, Camus, Jaccottet, Mandiargues. '' Les hirondelles '' sont au sommaire. A ses conférences publiques à l’Alliance française, il rencontre Philippe Sollers.

En 1957, il achève les derniers textes de Pièces ('' La nouvelle araignée '', '' L’abricot '', '' La chèvre ''). Sa fille, Armande Ponge, se marie.

En 1958, il refuse de se joindre aux manifestations d’opposition à de Gaulle. Malraux l’inscrit sur la liste des pensions. Son petit-fils Paul nait.

En 1959, il voyage avec Fautrier en Italie. Il reçoit le Prix international de poésie à Capri, et la légion d’honneur.

En 1960, '' La figue '' dans le numéro 1 de Tel Quel ; il est considéré par la jeune revue comme un père spirituel. Sollers prononce une conférence sur Ponge à la Sorbonne. Premières notes sur '' Le pré ''.

En 1961, il acquiert le '' Mars des Vergers '' au Bar-sur-Loup. Il prononce des conférences en Italie et en Yougoslavie. Il publie le Grand Recueil, composé de trois parties : I. Lyres, Il. Méthodes, III. Pièces. Un second petit-fils, François, nait.

En 1963, Francis Ponge de Philippe Sollers paraît chez Seghers. Un troisième petit-fils, Philippe, naît.

En 1964, il quitte l’Alliance française. Il achève '' Le pré ''. A la mort de Fautrier, il publie : '' Nouvelles notes sur Fautrier ''.

En 1965, publication de Pour un Malherbe et de Tome premier (réédition de tous ses écrits antérieurs au Grand Recueil). Il prononce des conférences au Canada et aux Etats-Unis :il interrompt son séjour à San Francisco à la suite d’une congestion pulmonaire.

En 1966, il effectue un second voyage aux Etats-Unis et est visiting professor à l’université Columbia de New-York. Il s’entretient avec P. Sollers pour France- Culture. Il publie le Savon. Ponge de Jean Thibaudeau paraît chez Gallimard.

En 1968, sa sœur Hélène et J. Paulhan meurent. Il écrit '' Pour Marcel Spada ''. Il effectue un nouveau voyage aux Etats-Unis..

En 1971, il publie la Fabrique du Pré. Il connait des ennuis de santé.''.

En 1974, il rompt avec le groupe Tel Quel : '' Mais pour qui donc se prennent maintenant ces gens-là ''. Il reçoit à l’université d’Oklahoma le Prix international de littérature Books Abroad Neustadt. .

En 1976, il voyage en Italie. Exposition et lectures au Centre Pompidou, pour lequel il rédige '' L’écrit Beaubourg ''. En 1978, dans la NRF de mars, il publie '' Nous, mots français '', un essai poétique et politique où il exprime son soutien au parti gaulliste pour les élections législatives. Il est invité à l’émission '' Apostrophes '' en avril.

En 1981, il reçoit le Prix national de poésie. Le Savon est mis en scène par Christian Rist au Centre Beaubourg.

En 1982, il est opéré de la cataracte. Il reçoit le Grand Prix de poésie de l’Académie française. Il publie Petite Suite vivaraise, Nioque de l’avant- printemps, Pratiques d’écriture.

En 1985, il reçoit le prix de la Société des gens de lettres.

En 1986, c’est la publication de la Correspondance J. Paulhan-F. Ponge, par Claire Boaretto. Un Cahier de l’Herne est consacré à Francis Ponge, sous la direction de J.M. Gleize.

Il meurt au Mas des Vergers le 6 août 1988

oeuvres :

Le Parti pris des choses (1942)
Proêmes (1948)
La Rage de l'expression (1952)
Le Grand Recueil (I. ''Méthodes'', 1961 ; II. ''Lyres'', 1961 ; III ''Pièces'', 1962)
Pour un Malherbe (1965)
Le Savon (1967).
Entretiens avec Philippe Sollers (1970).
La Fabrique du Pré (1971).
Comment une figue de parole et pourquoi (1977)
Pages d'atelier, 1917-1982

***

Le pré

Que parfois la Nature, à notre réveil, nous propose
Ce à quoi justement nous étions disposés,
La louange aussitôt s'enfle dans notre gorge.
Nous croyons être au paradis.
Voilà comme il en fut du pré que je veux dire,
Qui fera mon propos d'aujourd'hui.

Parce qu'il s'y agit plus d'une façon d'être
Que d'un plat à nos yeux servi,
La parole y convient plutôt que la peinture
Qui n'y suffirait nullement.

Prendre un tube de vert, l'étaler sur la page,
Ce n'est pas faire un pré.
Ils naissent autrement.
Ils sourdent de la page.
Et encore faut-il que ce soit page brune.

Préparons donc la page où puisse aujourd'hui naître
Une vérité qui soit verte.

Parfois donc - ou mettons aussi bien par endroits -
Parfois, notre nature -
J'entend dire, d'un mot, la Nature sur notre planète
Et ce que, Chaque jour, à notre réveil, nous sommes -
Parfois, notre nature nous a préparé(s) (à) un pré.

Mais qu'est-ce, qui obstrue ainsi notre chemin ?
Dans ce petit sous-bois mi-ombre mi-soleil,
Qui nous met ces bâtons dans les roues ?
Pourquoi, dès notre issue en surplomb sur la page,
Dans ce seul paragraphe, tous ces scrupules ?

Pourquoi donc, vue d'ici, ce fragment limité d'espace,
Tiré à quatre rochés ou à quatre haies d'aubépines,

Guère plus grand qu'un mouchoir,
Moraine des forêts, ondée de signe adverse,
Ce pré, surface amène, auréole des sources
Et de l'orage initial suite douce
En appel ou réponse unanime anonyme à la pluie,
Nous semble-t-il plus précieux soudain
Que le plus mince des tapis persans ?

Fragile, mais non frangible,
La terre végétal y reprend parfois le dessus,
Où les petit sabots du poulain qui y galopa le marquèrent,
Ou le piétinement vers l'abreuvoir des bestiaux qui lentement
S'y précipitèrent...
Tandis qu'une longue théorie de promeneurs endimanchés, sans y
Salir du tout leurs souliers blancs, y procèdent
Au long du petit torrent, grossi, de noyade ou de perdition
Pourquoi donc, dès l'abord, nous tient-il interdit ?

Serions nous donc déjà parvenus au naos,
Enfin au lieu sacré d'un petit déjeuné de raisons ?
Nous voici, en tout cas, au cœur des pléonasmes
Et au seul niveau logique qui nous convient.
Ici tourne déjà le moulin à prières,
Sans la moindre idée de prosternation, d'ailleurs,
Car elle serait contraire aux verticalités de l'endroit.

Crase de para tus, selon les étymologistes latins,
Près de la roche et du ru,
Prêt à faucher ou à paître,
Préparé pour nous par la nature,
Pré, paré, pré, près, prêt,

Le pré gisant ici comme le participe passé par excellence
S'y révère aussi bien comme notre préfixe des préfixes,

Et, quittant tout portique et toutes colonnades,
Transportés tout à coup par une sorte d'enthousiasme paisible
En faveur d'une vérité, aujourd'hui, qui soit verte,
Nous nous trouvions bientôt alités de tout notre long sur ce pré,
Dés longtemps préparé pour nous par la nature,
- où n'avoir plus égard qu'au
ciel bleu.

L'oiseau qui le survole en sens inverse de l'écriture
Nous rappelle au concret, et sa contradiction,
Accentuant du pré la note différentielle
Quant à tels près ou prêt, et au prai de prairie,
Sonne brève et aiguë comme une déchirure
Dans le ciel trop serein des significations.
C'est qu'aussi bien, le lieu de la longue palabre
Peut devenir celui de la décision.
Des deux pareils arrivés debout, l'un au moins,
Après un assaut croisé d'armes obliques,
Demeura couché
D'abord dessus, puis dessous.

Voici donc, sur ce pré, l'occasion, comme il faut,
Prématurément, d'en finir.

Messieurs les typographes,
Placez donc ici, je vous prie, le trait final.
Puis, dessous, sans la moindre interligne, couchez mon nom,
Pris dans le bas-de-casse, naturellement,
Sauf les initiales, bien sûr,
Puisque ce sont aussi celles
Du Fenouil et de la Prêle
Qui demain croîtront dessus.

La Bougie

La nuit parfois ravive une plante singulière dont la lueur décompose les chambres meublées en massifs d'ombre.

Sa feuille d'or tient impassible au creux d'une colonnette d'albâtre par un pédoncule très noir.
Les papillons miteux l'assaillent de préférence à la lune trop haute, qui vaporise les bois. Mais brûlés aussitôt ou vannés dans la bagarre, tous frémissent aux bords d'une frénésie voisine de la stupeur.

Cependant la bougie, par le vacillement des clartés sur le livre au brusque dégagement des fumées originales encourage le lecteur, - puis s'incline sur son assiette et se noie dans son aliment.


LE PAPILLON

Lorsque le sucre élaboré dans les tiges surgit au fond des fleurs, comme des tasses mal lavées, -- un grand effort se produit par terre d'où les papillons tout à coup prennent leur vol.

Mais comme chaque chenille eut la tête aveuglée et laissée noire, et le torse amaigri par la véritable explosion d'où les ailes symétriques flambèrent,

Dès lors le papillon erratique ne se pose plus qu'au hasard de la course, ou tout comme.

Allumette volante, sa flamme n'est pas contagieuse. Et d'ailleurs, il arrive trop tard et ne peut que constater les fleurs écloses. N'importe : se conduisant en lampiste, il vérifie la provision d'huile de chacune. Il pose au sommet des fleurs la guenille atrophiée qu'il emporte et venge ainsi de sa longue humiliation amorphe de chenille au pied des tiges.

Minuscule voilier des airs maltraité par le vent en pétale superfétatoire, il vagabonde au jardin.

La jeune mère

Quelques jours après les couches la beauté de la femme se transforme.

Le visage souvent penché sur la poitrine s'allonge un peu. Les yeux attentivement baissés sur un objet proche, s'ils se relèvent parfois paraissent un peu égarés. Ils montrent un regard empli de confiance, mais en sollicitant la continuité. Les bras et les mains s'incurvent et se renforcent. Les jambes qui ont beaucoup maigri et se sont affaiblies sont volontiers assises, les genoux très remontés. Le ventre ballonné, livide, encore très sensible ; le bas ventre s'accommode du
repos, de la nuit des draps.

... Mais bientôt sur pieds, tout ce grand corps évolue à l'étroit parmi le pavois utile à toutes hauteurs des carrés blancs du linge, que parfois de sa main libre il saisit, froisse, tâte avec sagacité, pour les retendre ou les plier ensuite selon les résultats de cet examen.

le savon

Si je m'en frotte les mains, le savon écume, jubile...
Plus il les rend complaisantes, souples,
liantes, ductiles, plus il bave, plus
sa rage devient volumineuse et nacrée...

Pierre magique !
Plus il forme avec l'air et l'eau
des grappes explosives de raisins
parfumés...
L'eau, l'air et le savon
se chevauchent, jouent
à saute-mouton, forment des
combinaisons moins chimiques que
physiques, gymnastiques, acrobatiques...
Rhétoriques ?

Il y a beaucoup à dire à propos du savon. Exactement tout ce qu'il raconte de lui-même jusqu'à la disparition complète, épuisement du sujet. Voilà l'objet même qui me convient.

*

Le savon a beaucoup à dire. Qu'il le dise avec volubilité, enthousiasme. Quand il a fini de le dire, il n'existe plus.

*

Une sorte de pierre, mais qui ne se laisse pas rouler par la nature : elle vous glisse entre les doigts et fond à vue d'oeil plutôt que d'être roulée par les eaux.

Le jeu consiste justement alors à la maintenir entre vos doigts et l'y agacer avec la dose d'eau convenable, afin d'obtenir d'elle une réaction volumineuse et nacrée...

Qu'on l'y laisse séjourner, au contraire, elle y meurt de confusion.